Alfred Tarski (Warszawa), Les fondements de la géométrie des corps

(Résumé)

M. Leśniewski a posé, il y a quelques ans, le problème d’établir les fondements d’une géométrie des corps, en entendant par ce terme un système de géométrie dépourvu des figures géométriques telles que points, lignes et surfaces et qui n’admette comme figures que les corps – les correspondants intuitifs de ensembles ouverts (resp. fermés) réguliers (Ce terme a été introduit par M. Kuratowski dans son ouvrage: Sur Vopération à de l’Analysis Situs, Fundamenta Mathematicae III, p. 192–195.) de la géométrie euclidienne ordinaire à 3 dimensions; la caractère spécifique d’une telle géométrie des corps – par opposition à toute géométrie „ponctuelle“ – se manifesterait en particulier dans la loi, d’après laquelle chaque figure contient une autre figure comme partie proprement dite. – Ce problème est étroitement lié aux questions discutées dans les ouvrages connus de M. Whitehead sur les fondements des sciences naturelles (An Enquiry concerning the Principles of Natural Knowledge, Cambridge 1919; The Concept of Nature, Cambridge 1920.) et dans le livre de Nicod: La géométrie dans le monde sensible (Paris, 1924.).

Dans ce résumé je me propose d’esquisser une solution du problème posé, en omettant par contre la question de son importance philosophique.

Je supposerai ici comme connu le système déductif fondé par M. Leśniewski (La première esquisse de ce système a paru dans l’ouvrage: S. Leśniewski, Podstawy ogólnej teorji mnogości I (Les fondements de la Théorie générale des Ensembles I, en polonais), Moskwa 1916. Cf. de plus du même auteur: O podstawach matematyki (Sur les fondements de la Mathématique, en polonais), Przegląd Filozoficzny (Revue Philosophique), Vol. 30, p. 164–206, et surtout Vol. 31, p. 26–291.) et appelé par lui meréologie; je vais me servir, en particulier, de la relation de partie au tout comme d’une notion connue (Je remplace ici par le mot „partie” le terme „ingredient”, qui embrasse dans le système de M. Leśniewski aussi bien le tout que ses parties proprement dites.).

J’admets la notion de sphère comme l’unique notion primitive de la géométrie des corps (En ce qui concerne la géométrie „ponctuelle“ tridimensionelle, un mode de la fonder sur la notion de sphère comme l’unique notion primitive a été developpé par M. Huntington dans sa note: A set of postulâtes for abstract geometry exposed in terms of the simple relation of inclusion, Mathematische Annalen 73, p. 522–559.); à l’aide de cette notion je vais définir successivement une série des notions ultérieures, pour parvenir enfin à celles qui me serviront à formuler le système d’axiomes. Voici ces définitions (Ce système des définitions comprend des simplifications dont quelques unes, en particulier l’énoncé de la définition 3, sont dues à M. Knaster.):

Définition 1. La sphère A est extérieurement tangente à la sphère B, lorsque 1) la sphère A est extérieure à la sphère B (C’est-à-dire, dans la terminologie de M. Leśniewski, les sphères A et B n’ont aucune partie commune.); 2) étant données deux sphères X et Y contenant comme partie la sphère A et extérieures à la sphère B, au moins une d’elles est une partie de l’autre.

Définition 2. La sphère A est intérieurement tangente à la sphère B, lorsque 1) la sphère A est une partie proprement dite de la sphère B; 2) étant données deux sphères X et Y contenant comme partie la sphère A et faisant partie de la sphère B, au moins une d’elles est une partie de l’autre.

Définition 3. Les sphères A et B sont extérieurement diamétrales à la sphère C, lorsque 1) chacune des sphères A et B est extérieurement tangente à la sphère C; 2) étant données deux sphères X et Y extérieures à la sphère C et telles que A est une partie de X et B de Y , la sphère X est extérieure à la sphère Y .

Définition 4. Les sphères A et B sont intérieurement diamétrales à la sphère C, lorsque 1) chacune des sphères A et B est intérieurement tangente à la sphère C; 2) étant données deux sphères X et Y extérieures à la sphère C et telles que la sphère A est extérieurement tangente à X et la sphère B à Y , la sphère X est extérieure à la sphère Y .

Définition 5. La sphère A est concentrique avec la sphère B, lorsque une des conditions suivantes est remplie: 1) les sphères A et B sont identiques; 2) la sphère A est une partie proprement dite de la sphère B et, de plus, étant données deux sphères X et Y extérieurement diamétrales à A et intérieurement tangentes à B, ces sphères sont intérieurement diamétrales à B; 3) la sphère B est une partie proprement dite de la sphère A et, de plus, étant données deux sphères X et Y extérieurement diamétrales à B et intérieurement tangentes à A, ces sphères sont intérieurement diamétrales à A.

Définition 6. Point est la classe de toutes les sphères concentriques avec une sphère arbitraire (J’emploie ici partout le terme „classe” dans un sens bien différent de celui adopté par M. Leśniewski dans son système mentionné et plutôt conforme à celui des Principia Mathematica (Vol. I, 2de édition, Cambridge 1925) de MM. Whitehead et Russel. Ainsi les sphères (resp. les corps) sont traitées ici comme des individus, c.-à-d. objets du rang le plus inférieur, tandis que les points, comme classes de ces sphères, sont des objets du rang supérieur (de second rang).).

Définition 7. Les points a et b sont équidistants du point c, lorsqu’il existe une sphère X qui appartient comme élément au point c et qui satisfait en outre à la condition suivante: aucune sphère Y appartenant comme élément au point a ou bien au point b n’est ni partie de X ni extérieure à X.

Définition 8. Corps est une somme arbitraire de sphères (Le terme „somme” coïncide ici avec celui d’„ensemble“ de la meréologie de M. Leśniewski.).

Définition 9. Le point a est intérieur au corps B, lorsqu’il existe une sphère A qui est à la fois un élément du point a et une partie du corps B.

On sait que toutes les notions de la géométrie euclidienne peuvent être définies à l’aide de celles de point et d’équidistance de deux points d’un troisième (Cf. M. Pieri, La Geometria Elementare istituita sulle nozione di „punto“ e „sfera“, 1908.). Par conséquent, en regardant les notions introduites par les définitions 6 et 6 comme des correspondants de leurs homonymes de la géométrie ordinaire, on peut définir dans la géométrie des corps les correspondants de toutes les autres notions de la géométrie „ponctuelle“. On peut donc, en particulier, établir le sens de l’expression „la classe a de points est un ensemble ouvert régulier”; je me dispense ici de l’énoncé explicite de la définition en question (Cf. la note précitée de M. Kuratowski.).

Après ces définitions préliminaires, je passe à formuler le système d’axiomes suffisant pour construire la géométrie des corps. J’admets en premier lieu le suivant

Axiome 1. Les notions de point et d’équidistance de deux points d’un troisième satisfont à tous les axiomes de la géométrie euclidienne ordinaire à 3 dimensions (Un système d’axiomes de la géométrie ordinaire ne contenant que ces notions comme les seules notions primitives a été établi par M. Pieri dans son livre précité.).

En dehors de cet axiome, qui est d’importance fondamentale, il faut admettre certains axiomes auxiliaires qui rendent notre système cathégorique; les axiomes que j’adopte à ce but établissent une sorte de correspondance entre les notions de corps et de relation de partie au tout (notions spécifiques de la géométrie des corps) d’une part, et celles d’ensemble ouvert régidier et de relation d’inclusion (connues de la géométrie „ponctuelle“ ordinaire) d’autre part.

Axiome 2. Si A est un corps, la classe a de tous les points intérieurs à A est un ensemble ouvert régidier.

Axiome 3. Si la classe a de points est un ensemble ouvert régulier, il existe un corps A dont a est la classe de tous les points intérieurs.

Axiome 4. A et B étant des corps, si tous les points intérieurs à A sont à la fois intérieurs à B, alors A est une partie de B.

Le système d’axiomes proposé ci-dessus pourrait probablement être simplifié, en profitant des propriétés spécifiques de la géométrie des corps. A ce propos je me bornerai ici de remarquer que l’axiome 4 peut être remplacé par l’un des deux axiomes suivants:

Axiome 4’. Si A est un corps et B une partie de A, alors B est aussi un corps.

Axiome 4”. Si A est une sphère et B une partie de A, il existe une sphère C qui fait partie de B.

Sans entrer ici en discussions méthodologiques de ce système d’axiomes, il est à remarquer que le système en question est cathégorique (c.-à-d. que toutes deux de ses interprétations sont isomorphes (D’une façon plus précise, le théorème suivant peut être démontré: Si deux systèmes satisfont aux axiomes 14, on peut établir entre leurs corps (non seulement entre leurs sphères) une correspondance biunivoque vérifiant la condition : pour qu’un corps arbitraire A du premier système fasse partie d’un corps B du même système, il faut et il suffit qu’il en soit de même des corps A1 et B1 qui leur correspondent dans le deuxième système.)) et que la compatibilité des axiomes de ce système équivaut à celle de la géométrie euclidienne ordinaire à 3 dimensions; la démonstration de ces affirmations ne comporte pas de difficultés notables.

En terminant, lorsqu’on rapproche les résultats qui viennent d’être résumés aux considérations de M. Whitehead et Nicod (l. cit.), il faut constater ce qui suit: Le procédé qui a permis d’obtenir ici les énoncés de définitions et d’axiomes (surtout ceux des définitions 6 et 7 et de l’axiome 1) peut être considéré comme cas particulier de l’ainsi dite méthode d’abstraction extensive (the method of extensive abstraction) développée par M. Whitehead. Ce fut déjà Nicod qui a attiré l’attention sur l’équivalence des problèmes de compatibilité pour les deux systèmes de géométrie: celui de la géométrie des corps et celui de la géométrie „ponctuelle“ ordinaire. Comme résultat nouveau est par contre à regarder, à mon avis, le mode précis d’établir les fondements mathématiques de la géométrie des corps, à l’aide d’un système cathégorique d’axiomes ne contenant au surplus qu’une seule notion primitive: notion de sphère.