P. Sergescu (Cluj), L’évolution des principes de la mécanique de Newton à Laplace

(Résumé)

La notion moderne de force est totalement absente de la mécanique ancienne. Les corps se meuvent – dit Aristote – en vertu de facultés innées, qui n’impliquent aucune contrainte. Or, le caractère essentiel de la force moderne est de représenter une contrainte. Tout le moyen âge a travaillé sous l’influence d’Aristote.

La renaissance de la mécanique met au premier plan quatre créateurs de la conception moderne: Galilée, Descartes, Newton et Leibniz. La pensée de Descartes a des racines profondes dans le moyen âge; son idéal est de créer un nouveau système du monde, pour remplacer celui d’Aristote, qui était trop en désaccord avec l’expérience. Mais, l’idée même d’un système du monde appartient au moyen âge. Dans la mécanique, Descartes postule que tout mouvement se propage seulement par contact et qu’il n’y a pas d’agents occults. C’est une idée de bon sens, claire et distincte. La déterminante du mouvement, dans les calculs, est la quantité de mouvement (mv). La physique cartésienne a été contestée, avant même d’être achevée. Et c’est ainsi, que le dernier grand système du monde s’effondre. Les savants déçus des idées générales, se replient sur les îlots de certitude scientifique que l’on avait.

Cela a entraîné un changement fondamental de la méthode scientifique, en mettant dans la vraie lumière le mérite immortel de Galilée, créateur de la méthode expérimentale. Car, l’expérience seule, quantitative, pouvait fournir certains résultats précis, que l’on pouvait considérer comme base solide de la science; tous les systèmes du monde, y compris le cartésien, construits sur des hypothèses qualitatives, avaient fait faillite.

Il manquait encore le concept moderne de force, pour avoir notre mécanique. On le trouve pour la première fois chez Roberval, qui n’a pas pu l’exploiter jusqu’au bout, faute d’appui mathématique suffisant. En effet, la notion de fonction et le calcul infinitésimal n’étaient pas encore connus à cette époque. C’est à peine en 1684 que les immortelles Principia de Newton établissent la théorie de l’attraction universelle. Cette force, qui agit à distance, a trouvé un accueil très hostile. Grâce aux cartésiens, on était habitué à n’accepter que des idées de bon sens. Or, une action à distance avait un peu trop l’air d’un agent occulte de l’école aristotélienne. La résistance est devenue encore plus grande, quand les succésseurs de Newton comme Keil, ont multiplié les agents mystérieux, en expliquant la cohésion, l’élasticité, etc. par des causes analogues à l’attraction universelle. Ces exagérations expliquent pourquoi les mathématiciens du continent se sont tenus très longtemps loins du système cartésien. Encore en 1727, l’Académie des Sciences de Paris, mettait au concours un sujet sur les tourbillons de Descartes. Si l’école de Descartes s’est éteinte, vers le milieu du XVIIIe siècle, cela est dû au fait que les cartésiens n’étaient pas, en général, des mathématiciens éminents; de plus, la théorie de Newton permettait d’obtenir des résultats très brillants, qui attiraient vers elle les jeunes chercheurs.

Le grand mérite d’avoir rendu accéptable la mécanique newtonienne sur le continent revient à Leibniz. C’est lui qui a trouvé la base philosophique de la notion de force attractive. L’évolution de Leibniz, au point de vue des principes de la mécanique est très curieuse. Dans sa jeuuesse, il était du même avis que Descartes sur la nécessité des explications de bon sens, donc de la transmission du mouvement par contact. Mais en même temps, il avait une violente polémique avec Descartes sur les questions de détail. Leibniz considérait la force vive (mv2) comme déterminante du mouvement, par opposition avec Descartes (qui considérait mv). C’est Huyghens qui a concilié les deux théories, en remarquant que Descartes s’occupait des chocs et Leibniz des forces ordinaires, de sorte que tous les deux avaient raison.

Vers sa vieillesse, Leibniz entre en polémique avec Newton à propos de l’invention du calcul infinitésimal. Mais, en même temps, il rend compréhensible, au point de vue philosophique, l’idée d’action à distance, donc la mécanique newtonienne.

C’est cette circonstance qui explique pourquoi la codification de la mécanique rationnelle au XVIIIe siècle est due surtout à l’école suisse et allemande sous l’influence directe de Leibniz (les Bernoulli, Euler, Wollf). Il faut y ajouter Clairaut. Euler a donné un exposé presque définitif de la mécanique classique.

En même temps que ce travail de systématisation, on remarque une tendance d’étude des principes. C’est vers le milieu du XVIIIe siècle que D’Alembert énonce le principe que dans tout mouvement, le travail des forces âgissantes est égale au travail des forces d’inértie. Maupertuis énonce le principe de la moindre action, qui a causé un très grand enthousiasme dans le monde scientifique. C’était le premier essai d’introduire l’idée de l’économie de l’effort dans la nature, dans une science exacte.

Le couronnement de la mécanique rationnelle a lieu vers le commencement du XIXe siècle, avec Lagrange et Laplace. Lagrange généralise la notion de force, en introduisant la force de liaison, le potentiel; au lieu du point matériel, il considère comme point de départ de sa mécanique les systèmes de points. Il établit toute la statique sur le principe des vitesses virtuelles; grâce au principe de D’Alembert – dont on n’avait pas compris toute la portée lors de sa découverte – Lagrange réduit la dynamique à la statique. C’est ainsi qu’il crée la mécanique analytique, dernière expression, parfaite, de la mécanique newtonienne.

Laplace marque un point de vue nouveau. Il applique la mécanique rationnelle aux mouvements célestes en donnant la confirmation complète de la théorie newtonienne ; il étudie tous les mouvements jusque dans les moindres détails, en faisant intervenir aussi la nature physique dans les problèmes de la mécanique. Enfin, il introduit le principe statistique, le calcul des probabilités, dans l’étude du mouvement.

Avec Lagrange et Laplace, la mécanique newtonienne a dit son dernier mot, en devenant une science définitivement établie.

La communication présente a été provoquée par le fait qu’en 1927 on a commémoré deux cents ans depuis la mort de Newton (20 Mars 1727) et cent ans depuis la mort de Laplace (5 Avril 1827). P. Boutroux a consacré son cours du Collège de France aux Principes de la mécanique et de l’astronomie depuis l’antiquité jusqu’à Laplace. La mort prématurée l’a empéché de rédiger son beau cours.